« Taxe Netflix » : Revue de presse d’une politique controversée


 « Taxe Netflix » : Revue de presse d’une politique controversée

La « taxe Netflix » aura fait couler beaucoup d’encre depuis l’automne 2017. La décision de la ministre de Patrimoine canadien, Mélanie Joly, de ne pas imposer de taxe sur les services de vidéo en continu du géant américain a soulevé la colère de tous les milieux au Québec. L’annonce faite le 28 septembre 2017 a déplu tant au milieu culturel qu’au milieu patronal ainsi qu’à la classe politique québécoise.

Copibec accorde une importance particulière à ce dossier, car l’équité financière est essentielle à la préservation de notre économie culturelle. Rappelons également que les décisions de nos dirigeants concernant Netflix auront des répercussions sur les autres géants étrangers, dont le spécialiste de la vente de livres en ligne Amazon, concurrent déloyal des créateurs que Copibec représente.

Nous vous proposons ici une revue de presse que nous souhaitons exhaustive de ce dossier chaud. Chroniqueurs, économistes, spécialistes de la fiscalité, artistes, personnalités politiques, nombreux sont ceux qui se sont prononcés sur le dossier. Les arguments soulevés de part et d’autre sont nombreux et créent parfois de la confusion. Nous espérons que ce dossier vous aidera à suivre les débats à venir.

C’est quoi la « taxe Netflix » ?

Il est important de définir ce qu’est la « taxe Netflix ». Il a été question de plusieurs concepts qui en auront confondu plus d’un. Imposition sur les revenus, redevances au Fonds des médias du Canada, TPS, TVQ, de quoi est-il question ?

En entrevue dans Le Devoir, Marwah Rizqy, fiscaliste et professeure à l’Université de Sherbrooke, remet les pendules à l’heure. La « taxe Netflix » n’est pas une taxe particulière. « On parle tout simplement des taxes à la consommation », confirme-t-elle. Il est donc question de la taxe sur les produits et services fédérale (TPS) et de la taxe de vente du Québec (TVQ).

À ne pas confondre avec…

La redevance au Fonds des médias du Canada

Le Fonds des médias du Canada est un programme visant à soutenir les productions culturelles canadiennes. Le Fonds est financé par une redevance versée par les câblodistributeurs tels que Bell et Vidéotron. Puisque Netflix n’est pas un câblodistributeur, il ne collabore pas au Fonds des médias du Canada.

Les Canadiens consommant de plus en plus de contenus culturels sur le web, et de moins en moins sur le câble, Le Devoir rapporte que la ministre Mélanie Joly envisage d’étendre la redevance aux fournisseurs d’accès internet (FAI) comme Bell et Vidéotron, mais aussi Rogers et Telus. Netflix, par contre, n’étant pas non plus un FAI, continuerait d’être exempté de cette mesure.

Dans le cadre du dévoilement de Canada créatif, la ministre Mélanie Joly a annoncé que le gouvernement fédéral a conclu une entente avec l’entreprise américaine qui s’engage à investir 500 millions de dollars sur 5 ans dans des productions au Canada. Il n’est toutefois pas clair si Netflix doit créer du contenu canadien ou simplement produire du contenu en sol canadien. La question du contenu francophone est encore plus nébuleuse. Radio-Canada rapporte qu’il n’y aurait aucune obligation de créer du contenu francophone. Netflix s’engage seulement à verser 25 millions de dollars dans « une stratégie de développement de marché ».

La « taxe Google »

Aussi appelée « taxe GAFA », on parle ici d’imposer les géants du web que sont Google (Alphabet), Apple, Facebook et Amazon, mais aussi toutes les autres sociétés de commerce en ligne comme Netflix. La fiscaliste Marwah Rizqy rappelle que des pays comme le Royaume-Uni et la France tentent de mettre en place une telle taxe, mais avec beaucoup de difficulté. Le but de cette taxe est d’imposer les revenus de ces sociétés sur les ventes effectuées sur un territoire donné.

La « taxe YouTube »

Il s’agit d’une taxe appliquée sur les plateformes gratuites de diffusion de vidéos. Elle s’applique sur la valeur des revenus publicitaires afin de financer la production culturelle locale. Elle est appliquée en France, mais comme le rappelle Marwah Rizqy, la valeur des revenus publicitaires demeure difficile à évaluer.

La TPS, une taxe facilement applicable ?

Après avoir annoncé que le gouvernement fédéral n’exigera pas de Netflix la perception de la TPS, la ministre Joly affirmait en entrevue à Paul Arcand sur les ondes du 98,5 FM qu’il était difficile de taxer le géant américain.

« Dans le monde, les juridictions se posent la question, comment avoir une taxation. Il n’y a pas un pays au monde qui est arrivé à trouver la réponse parce que les compagnies ne sont pas dans leur juridiction ».

Pourtant, de nombreux États dans le monde ont décidé de soumettre le service de vidéo en continu à l’obligation de collecter la taxe sur la vente de biens et services. Alain Dubuc, collaborateur dans La Presse +, recense les taux de taxation imposés par de nombreux pays d’Europe, d’Asie, d’Océanie et des Amériques. Plus encore, Monsieur Dubuc a fouillé les rubriques d’aide du site de Netflix pour y découvrir que la taxation est la norme. Voici ce qu’on peut y lire :

Les taux de taxation varient selon le pays, l’État, le territoire et même la ville, et sont basés sur les taux applicables au moment de votre facturation mensuelle. Ces montants peuvent changer avec le temps selon les exigences locales en matière de taxation.

D’ailleurs, face à la volonté du gouvernement du Québec de taxer seul Netflix, Le Devoir confirme que l’entreprise est prête à collaborer avec Québec. Le porte-parole de la plateforme vidéo y confirme que « Netflix collecte des taxes là où c’est requis par la loi ».

Dans Le Devoir, la fiscaliste Rizqy affirme par ailleurs que plus de 100 juridictions taxent Netflix. De son côté, Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, confirmait à Radio-Canada qu’il est simple de collecter les taxes.

« Il faut mettre en place des règles qui disent clairement que la [taxe] doit être acquittée là où se trouve le consommateur. [...] Ce n’est pas très long. [...] Ça se fait à peu près partout, et ça devrait aussi naturellement se faire au Canada ».

Une grogne prévisible

Le consensus québécois entourant la « taxe Netflix » était apparent quelques semaines avant l’annonce de la ministre du Patrimoine le 28 septembre 2017, alors que la rumeur circulait que le gouvernement fédéral ne taxerait pas la plateforme américaine.

Les mises en garde étaient unanimes : ne pas exiger de Netflix la perception de la TPS représente une perte de revenus pour le gouvernement et, surtout, crée un avantage fiscal déloyal en faveur de l’entreprise étrangère.

Le 14 septembre, le milieu culturel sonnait une première cloche d’alarme. 39 organismes de la Coalition pour la culture et les médias (dont Copibec est membre) signaient le Manifeste pour la pérennité et le rayonnement de la culture et des médias nationaux à l’ère numérique, affirmant que « nos gouvernements doivent également mettre à jour les lois et politiques en vigueur pour que les entreprises canadiennes et étrangères soient traitées équitablement en matière de fiscalité ».

Quelques jours plus tard, le gouvernement du Québec dénonçait les visées d’Ottawa. Dans une lettre ouverte au Devoir, le ministre de la Culture et des Communications, Luc Fortin, disait partager les inquiétudes du milieu culturel. Monsieur Fortin voit un consensus émerger à la suite des consultations organisées dans le cadre du renouvellement de la politique culturelle du Québec :

« Un consensus s’est aussi rapidement dégagé des consultations : l’importance, pour le Québec et pour le Canada, d’imposer aux grandes plateformes étrangères de diffusion de contenu numérique la perception des taxes déjà existantes — la TPS et la TVQ —, dans un souci d’équité avec les services similaires de portée québécoise. »

Même le sous-ministre de la ministre Mélanie Joly l’avait prévenue des risques de cette politique inéquitable. En effet, Le Devoir révélait une note de 10 pages rédigée en juin 2016 par le sous-ministre Graham Flack. Il y informait la ministre de la possibilité de taxer Netflix et du désavantage, pour les coffres du gouvernement et pour les créateurs canadiens, de ne pas appliquer la taxe.

Le consensus se confirme également dans les sondages. Le 7 décembre 2017, un sondage Léger révèle que 72% des Québécois jugent qu’il est inéquitable de ne pas taxer Netflix. En réponse à la grogne populaire, la ministre Mélanie Joly affirmait qu’elle avait « présenté une politique culturelle, et non fiscale ». La décision de taxer Netflix ne lui appartiendrait pas. Ce sera au ministre des Finances, Bill Morneau, d’en décider. Quelques jours plus tard, M. Morneau réitérait la volonté du gouvernement de ne pas taxer l’entreprise étrangère.

L’entente avec Netflix désavouée

Le ministre de la Culture et des Communications du Québec, Luc Fortin, fustige l’entente. Il dénonce « un traitement qui est différent pour une entreprise étrangère que pour les entreprises canadiennes ». Il ajoute que le gouvernement fédéral a « abdiqué sur la question de la langue », car dans cette entente, « il n’y a pas de certitude quant à la proportion de contenu original francophone ».

Le gouvernement québécois est d’ailleurs ouvert à l’idée d’appliquer la TVQ. Cela dit, Luc Fortin rappelle que pour résoudre le problème de l’équité fiscale, la TPS doit aussi être appliquée par le gouvernement fédéral.

La Coalition pour la culture et les médias critique également le choix d’Ottawa. Sophie Prégent, présidente de l’Union des Artistes (UDA), déplore « une solution qui va créer un système parallèle ». L’UDA, de concert avec le ministre Fortin, demande également à ce que l’entente Netflix, toujours secrète, soit dévoilée.

Le milieu patronal est également monté au front. Dans une lettre ouverte au Devoir, Yves-Thomas Dorval, PDG du Conseil du patronat du Québec (CPQ), craint que les gouvernements « se permet[tent] de commencer à exempter certains joueurs ou des compagnies étrangères de leurs obligations, Netflix par exemple, et créer des situations de favoritisme ou des systèmes à deux vitesses ».

La population est pour sa part dubitative face à l’engagement de Netflix de verser 500 millions de dollars dans des productions canadiennes. 50% des Québécois ne croient pas que Netflix va respecter son engagement, dont les modalités, rappelons-le, sont toujours floues. 4 mois après l’annonce de l’entente, son contenu demeure tout aussi opaque. Suite à une demande d’accès à l’information, Patrimoine canadien a rendu publique l’entente, mais 90% de son contenu était caviardé !

La perte de contrôle des politiques culturelles

« L’économie de la culture en danger ? » C’est la question que se posait le journaliste économique Gérald Fillion sur son blogue sur le site de Radio-Canada le 19 septembre 2017. Le journaliste, citant Le Devoir, nous rappelle que “78 % de la musique, des films et des jeux achetés sur le web par les Québécois proviennent d’une plateforme étrangère”.

Or, ces plateformes ne sont pas soumises aux mêmes règles fiscales et réglementaires. Non seulement ces sociétés étrangères ne perçoivent pas la TPS ni la TVQ et ne contribuent pas au Fonds des médias du Canada, mais elles ne sont pas non plus soumises à la réglementation concernant la part de contenus québécois et canadiens offerts.

En éditorial, Brian Myles du Devoir, déplore que le gouvernement “donne l’impression de brader à la pièce la souveraineté culturelle du Canada à coup d’un demi-milliard, en négociant des ententes secrètes avec des géants de la Silicon Valley”.

De son côté, Pierre Nantel, député du NPD, vice-président du Comité permanent du patrimoine canadien à la Chambre des communes et anciennement directeur artistique abonde dans le même sens que Le Devoir.

Le député rappelle que le Québec et le Canada ont déjà été des visionnaires en matière de culture, notamment grâce aux politiques du CRTC instaurées dans les années 70. Or, il constate que ces politiques deviennent rapidement obsolètes en raison de l’économie numérique. En négociant des ententes à la pièce, plutôt qu’en établissant un cadre législatif et réglementaire, Pierre Nantel craint que “le contrôle de nos politiques culturelles nationales ne [soit] plus à Québec ou à Ottawa, mais dans des sièges sociaux en Californie”.

Ces craintes sont également partagées par la population québécoise. 58% de la population considère l’arrivée de géants étrangers tels Netflix, Google et Amazon comme une menace pour la télévision québécoise.

Le reste du Canada ambivalent

Si l’entente Netflix a soulevé un raz de marée de mécontentement au Québec, la décision fédérale y a été accueillie avec un peu plus d’ouverture. Plusieurs soulignent que cette entente pourrait créer des emplois dans le milieu culturel en plus de créer une concurrence chez les diffuseurs.

Cela dit, certaines critiques entendues au Québec résonnent également dans le reste du Canada. En éditorial, le Toronto Star affirme que l’entente est bonne pour le Canada, mais surtout pour Netflix, puisque l’entreprise américaine continuera à bénéficier d’un avantage fiscal pour la durée de l’entente. Rosalie Wyonch, analyste économique et politique en matière de nouvelles technologies, ajoute que la non-taxation de Netflix par le gouvernement fédéral remet en cause d’éventuelles politiques de taxation d’entreprises numériques étrangères telles que Google ou Amazon. L’analyste salue par ailleurs l’initiative du Québec d’ouvrir le débat sur la taxation des services en ligne étrangers.

En résumé

La ministre de Patrimoine canadien, Mélanie Joly, pensait frapper un bon coup en obtenant un engagement de 500 millions de la part de Netflix, mais il semble que la situation lui ait échappé et ait soulevé un vent de contestation, tout particulièrement au Québec. L’injustice fiscale, quant à elle, est décriée d’un océan à l’autre.

Le milieu culturel et patronal québécois ainsi que la classe politique québécoise y voient un condensé de tout ce qui ne va pas dans l’économie numérique de la culture : iniquité fiscale, concurrence déloyale, perte de contrôle politique, déréglementation et perte de visibilité pour la culture québécoise.

Les voix qui se sont manifestées depuis l’annonce du 28 septembre n’ont pas été entendues à Ottawa. Le gouvernement libéral refuse de réagir pour assurer l’équité fiscale entre les joueurs nationaux et internationaux. Face aux questions insistantes de l’opposition, le premier ministre Justin Trudeau réitéra le 5 février 2018 son refus de taxer Netflix : « Les gens paient déjà assez pour leur internet à la maison ».

Face au refus ferme du gouvernement fédéral, il est à craindre que l’entente Netflix devienne une référence fiscale pour Amazon, Spotify et autres géants de la culture numérique. Les ententes à la pièce ne font pas de bonnes politiques culturelles. Il en va de la protection de la culture tant québécoise que canadienne.