Un chiffrier Excel est-il protégé par la Loi sur le droit d’auteur ?
Qu’est-ce qui fait qu’un document est protégé par la Loi et pas un autre ?
Le législateur — l'ensemble des personnes et organes qui ont le pouvoir d'établir les lois — a dû répondre à cette question : à savoir si toutes les œuvres devaient être protégées ou non par le droit d’auteur.
Pour y répondre, il s’est d’abord demandé ce qu’est une « œuvre » au sens de la Loi.
Qu’est-ce qu’une œuvre originale selon la Loi ?
La définition que donne le législateur d’une œuvre originale protégée par la Loi sur le droit d’auteur demeure plutôt mince. Ce sont les tribunaux qui doivent trancher.
La Cour Suprême s’est prononcée en 2004 dans l’affaire CCH contre le Barreau du Haut-Canada.
Dans cette affaire, une bibliothèque juridique mettait des photocopieurs à la disposition de ses membres et certains avocates et avocats en profitaient pour faire des photocopies de recueils de jurisprudence.
L’éditeur des recueils, CCH, faisait valoir que la bibliothèque permettait illégalement aux juristes de faire ces photocopies. Pour la bibliothèque, mettre des photocopieuses à disposition de ses usagères et de ses usagers n’enfreignait pas la Loi.
Avant de se questionner s’il s’agissait bien de contrefaçon ou si la bibliothèque pouvait offrir ce service de reprographie en toute légalité, la Cour s’est demandé : un recueil de jurisprudence est-il une œuvre protégée par la Loi sur le droit d’auteur ?
2 visions de l’originalité
Le concept d’œuvre originale est appréhendé selon 2 idéologies distinctes qui se font concurrence selon l’endroit où on se trouve dans le monde.
Dans les pays de tradition civiliste, comme la France et l’Allemagne, on pense que toute œuvre est protégée, du moment qu’elle découle d’un acte de création. Cette vision accorde plus d’importance à la personnalité de l’autrice ou de l’auteur, qui doit transparaître dans l’œuvre pour qu’elle soit protégée.
Dans les pays de Common Law, comme le Royaume-Uni et les États-Unis, on pense plutôt que l’œuvre est protégée du seul fait d’un effort de la part de son autrice ou de son auteur. Tant que son travail dépasse la simple copie, l’œuvre sera protégée.
- • En savoir plus : La différence entre copyright et droit d’auteur — C’est quoi ?
Le Canada a adopté une vision hybride qui se rapproche de celle du Common Law, à savoir que l’effort de l’autrice ou de l’auteur suffit pour protéger une œuvre…
Mais attention, pas n’importe quel effort !
Talent et du jugement — nous y voilà
La Cour Suprême du Canada a développé sa théorie travailliste en énonçant 2 critères pour qu’une œuvre soit jugée « originale ».
L’élément essentiel à la protection de l’expression d’une idée par le droit d’auteur est l’exercice du talent et du jugement.
— CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, au para. 16 (Juge McLachlin)
Talent
Pour mettre en œuvre son talent, une autrice ou un auteur doit avoir recours à ses connaissances personnelles, à ses aptitudes acquises ou encore à une compétence issue de l’expérience pour produire son œuvre.
Jugement
Quant au jugement, l’autrice ou l’auteur devra faire preuve de discernement, formuler une opinion ou procéder à une évaluation de plusieurs choix distincts en créant une œuvre.
Exemples d’exercice de talent et de jugement
Bien sûr, une écrivaine ou un écrivain de roman fait preuve de talent et de jugement. Ses aptitudes rédactionnelles sont sollicitées dans une telle activité : choix de la trame narrative, décisions et structure des idées, élaboration créative de personnages, etc.
L'architecte qui dessine des plans a aussi été jugé par la Cour d’appel du Québec comme étant créateur d’œuvres originales. Il exerce son talent et son jugement en repérant des éléments architecturaux comme la forme, le volume, l’espace, les ouvertures et en prévoyant leur agencement.
Des cas plus difficiles à trancher
Revenons aux recueils de jurisprudence de l’affaire CCH contre le Barreau du Haut-Canada.
Selon la Cour, les recueils en question sont bel et bien des œuvres originales, puisque les personnes qui les ont conçus ont dû faire des choix éditoriaux : quelles décisions des tribunaux allaient y être affichées, leur ordre et leur structure.
Ce jugement illustre la prise de position du Canada quant aux 2 visions de l’œuvre originale : la Loi sur le droit d’auteur protège les œuvres dès qu’il y a preuve d’effort intellectuel.
Une œuvre doit-elle être artistique pour être une œuvre ?
La vision canadienne du droit d’auteur récompense l’effort, ce qui comporte ses avantages.
Les critères de talent et de jugement font en sorte que toute œuvre est protégée par la Loi, du moment qu’elle peut être jugée originale.
Résultat : il n’y a pas que les œuvres « artistiques » qui sont protégées par le droit d’auteur.
Les plans de bâtiments, les bases de données, les chiffriers Excel, les dépliants d’entreprises, les logiciels et plusieurs compilations de textes sont parmi les nombreuses formes que peut prendre une œuvre dite originale et qui fera l’objet de droits d’auteur.
Pour être protégés, ces documents doivent simplement être jugés originaux et faire preuve de l’exercice du talent et du jugement de leur créatrice ou de leur créateur.