Un texte de Bianca Lessard avocate en propriété intellectuelle
Dans la première partie de cette série, nous abordons en quoi la popularité des jetons non fongibles (NFTs) suscite une inquiétude quant aux questions de droit d'auteur. Dans cette deuxième partie, nous explorons ces questions plus en détail.
Les NFTs posent d'importants problèmes en matière de droit d'auteur, en raison de l'absence d'un cadre juridique établi pour protéger les actifs numériques en général. Les caractéristiques uniques des NFTs les rendent vulnérables à diverses violations du droit d'auteur, et il peut devenir complexe d’établir la titularité dans certaines circonstances. Enfin, nous remarquons une grande confusion sur ce qui correspondrait à une utilisation équitable dans cette industrie émergente.
Violation du droit d’auteur
L'un des principaux défis liés aux NFTs et la gestion des droits de propriété intellectuelle est le risque de violations du droit d'auteur. La création d’un NFT représentant ou incorporant une œuvre protégée sans l'autorisation du titulaire de droit risque fort d’enfreindre ce droit.
Exemple : un artiste numérique crée une œuvre d'art unique et la publie sur son site web ou sur les médias sociaux. Un tiers fait une capture d'écran de l'œuvre et crée un NFT à partir de celle-ci sans l'autorisation de l'artiste. Il vient d’enfreindre le droit d'auteur de ce dernier.
Cette situation est particulièrement préoccupante pour les artistes, qui pourraient voir leurs œuvres vendues sous forme de NFT sans leur autorisation ni compensation.
Pour résoudre ce problème, certaines plateformes de vente de NFTs ont mis en place des mesures visant à garantir que seuls les titulaires véritables d’œuvres soient autorisés à créer et vendre des NFTs incorporant leurs œuvres. Toutefois, cette solution n'est pas infaillible et la violation des droits d'auteur reste un problème important.
Titularité
Un autre défi est la question de la titularité. Si l'acheteur d'un NFT est propriétaire du jeton qui représente l'œuvre, il n'est pas pour autant titulaire des droits d'auteur sur l'œuvre elle-même. Cela signifie qu'il pourrait ne pas avoir le droit de reproduire ou distribuer l'œuvre, ce qui pourrait limiter sa capacité à profiter pleinement du NFT.
Exemple : un acheteur peut acquérir un NFT d'une œuvre d'art numérique pour une somme importante en pensant qu’il obtient les droits de commercialisation sur cette œuvre, pour ensuite découvrir qu'il ne peut utiliser l'œuvre comme il le souhaite sans enfreindre le droit d'auteur de l'artiste.
Pour remédier à ce problème, des plateformes commencent à proposer des options de licence supplémentaires aux acheteurs, qui peuvent leur accorder certains droits d'utilisation de l'œuvre en tant que telle. Il s'agit encore d'un domaine relativement nouveau, et il reste à voir quelle sera l'efficacité de ces options de licence en pratique.
Le cas Spice DAO
Spice DAO (Organisation Autonome Décentralisée en français) est un groupe anonyme qui a récolté 2,66 millions d'euros dans une levée de fonds pour acheter une copie d'un livre d'art rare, connu sous le nom de « Jodorowsky's Dune », inspiré des romans épiques de science-fiction de Frank Herbert.
Le projet à multiple volets de Spice DAO était de rendre le livre accessible à tous, de produire une série animée limitée inspirée du livre et de publier une collection de NFTs basée sur le livre. Le groupe avait aussi l’intention de détruire la copie physique du livre une fois qu'il aurait été rendu public.
Tous ces plans sont tombés à l’eau lorsque Spice DAO a réalisé qu’aucun des droits nécessaires à la réalisation de ses intentions n'étaient inclus dans le prix exorbitant que le groupe avait payé pour acquérir le livre.
Cet échec met en évidence la nécessité de comprendre ce que vous achetez à la fois dans le monde virtuel et dans le monde physique. Le simple fait de posséder un livre ou un NFT ne confère pas automatiquement les droits de propriété intellectuelle sous-jacents, comme nous l’avons vu dans la première partie de cette série.
Utilisation équitable (ou pas)
L'utilisation des NFTs soulève également des questions sur l'utilisation équitable des œuvres protégées par le droit d'auteur. L'exception d’utilisation équitable est une doctrine juridique qui autorise l'utilisation d'œuvres protégées par le droit d'auteur à certaines fins, telles que la critique, le commentaire et l'éducation, le tout sans l'autorisation du détenteur du droit d'auteur.
Toutefois, la manière dont cette exception s'applique à l'utilisation d'œuvres protégées par le droit d'auteur en tant que NFT n'est pas claire.
Si quelqu'un crée un NFT d'une œuvre protégée à des fins de critique ou de commentaire, cela sera-t-il considéré comme une utilisation équitable ? Il s'agit d'une question juridique complexe qui fera probablement l'objet de débats et de litiges importants dans les années à venir.
L’affaire Rothschild
En mai 2021, l'artiste Rothschild (de son vrai nom Sonny Estival) a publié une œuvre d'art numérique intitulée « Baby Birkin » représentant un fœtus dans un sac Birkin transparent s’apparentant au célèbre sac de la marque Hermès. Le NFT s’est vendu pour 23 500 dollars.
Puis, en décembre de la même année, l’artiste a présenté une nouvelle collection de 100 NFTs appelée « MetaBirkins », représentant des sacs Birkin recouverts de fausse fourrure.
Hermès a décidé de poursuivre Rothschild pour violation de ses droits. Au final, le jury a estimé que les versions des sacs Birkin vendues par l'artiste étaient susceptibles de semer la confusion dans l'esprit des consommateurs et ne constituaient pas une forme d'expression protégée.
Rothschild avait comparé son utilisation des sacs à la représentation de Warhol de boîtes de soupe Campbell dans ses sérigraphies de la culture pop. Cependant, Hermès a fait valoir que les actions de Rothschild ressemblaient plutôt à du parasitisme commercial susceptible de nuire à l'image de la marque.
Quoique cette affaire touche plus au droit des marques aux États-Unis, elle est tout de même importante car elle il s’agit d'une des premières affaires portant sur les NFTs et pourrait affecter l'avenir des collaborations entre les marques et les artistes dans ce domaine, ainsi que l’usage de certains contenus.
En conclusion
L'utilisation des NFTs crée de nouvelles occasions passionnantes pour les créatrices, les créateurs, comme pour les collectionneuses et collectionneurs numériques. Elle soulève également plusieurs défis liés au droit d'auteur. Il est essentiel que les artistes et les personnes qui font l’acquisition de NFTs comprennent les implications juridiques de leur vente et de leur utilisation.
L'utilisation des NFTs continue de se développe et ce domaine du droit connaîtra de nouveaux développements. En attendant, les créatrices, créateurs, les acheteuses et acheteurs doivent demeurer prudents et demander un avis juridique s'ils ont des inquiétudes ou des questions sur les implications de l'utilisation ou de la vente de NFT en matière de droit d'auteur.
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Bianca Lessard est une avocate qui se spécialise dans le droit des contrats et le droit de la propriété intellectuelle. Elle s'intéresse surtout aux questions juridiques entourant le développement et la mise en œuvre de technologies émergentes telles que la chaîne de blocs et les jetons non fongibles.