Droit à l’intégrité de l’œuvre


Droit à l’intégrité de l’œuvre


Un texte de Camille Labadie, titulaire d’un doctorat en droit de l’UQAM 

Peu d'œuvres sont publiées sans aucune modification au manuscrit original de l’autrice ou de l'auteur.

L'édition du travail des auteurs est d’ailleurs souvent considérée comme l'un des éléments essentiels précédant la publication.

Ces dernières années, plusieurs situations mettent aux prises des œuvres originales à des choix éditoriaux réalisés sans le consentement des auteurs. On peut penser, par exemple, à la réécriture de certains passages des livres du britannique Roald Dahl, ou encore à la « modernisation » des textes d’Agatha Christie et d’Ian Fleming.

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Comment les droits de l’auteur s’articulent-ils avec ce processus éditorial, en particulier lorsqu’un éditeur modifie l’œuvre originale ?

Une question de droits moraux 

Parallèlement aux droits d’auteur dits « économiques » permettant l’exploitation des œuvres (publication, reproduction, mise à disposition du public, etc.), les droits « moraux » sont présentés, dans une perspective plus philosophique, comme découlant du lien qui unit personnellement l’autrice ou l’auteur à son œuvre.

Contrairement aux droits économiques qui peuvent être cédés à des tiers gratuitement ou moyennant compensation, les droits moraux appartiennent exclusivement aux auteurs qui peuvent toutefois y « renoncer ».

En droit canadien, la Loi sur le droit d’auteur reconnaît l’existence de deux droits moraux :

  • Droit d’attribution (ou droit à la paternité) — qui permet à une autrice ou un auteur de revendiquer que son nom (réel ou pseudonyme) soit associé à sa création, ou que soit préservé son anonymat.
  • Droit à l’intégrité de l’œuvre — qui permet à une autrice ou un auteur de s’opposer à toute déformation, mutilation, modification, ou utilisation de son œuvre en liaison avec un produit, une cause, un service ou une institution.

D’autres pays reconnaissent des droits moraux supplémentaires comme le droit de « repentir » permettant à un auteur de faire retirer son œuvre du marché, le droit de « destruction » lui permettant de détruire ou de s’opposer à la destruction de son œuvre, ou encore le droit d’accession qui permet à un auteur d’accéder à l’exemplaire physique de son œuvre conservé dans un lieu privé.

Limite aux recours

Concernant le droit à l’intégrité de l’œuvre, la Loi ajoute cependant une importante limite aux possibilités de recours et de réparation des auteurs.

Elle précise qu’il n’y violation du droit à l’intégrité de l’œuvre que lorsque les modifications sont « préjudiciable(s) à l’honneur ou à la réputation de l’auteur ».

L'affaire Snow v Eaton Centre Ltd

En 1982, la Cour supérieure de l’Ontario avait conclu dans cette affaire à une atteinte à l’intégrité de l’œuvre Flight Stop de Michael Snow.

À l’occasion de la période des fêtes de fin d’année, le Toronto Eaton Centre avait ajouté des rubans rouges décoratifs aux sculptures de l’artiste représentant des bernaches en plein vol. Dans un très bref jugement au stade interlocutoire (c’est-à-dire sans que le juge ait eu le bénéfice de la preuve d’un procès complet), la Cour avait alors souligné que :

(…) le demandeur croit fermement que sa composition naturaliste a été rendue ridicule par l'ajout de rubans et suggère que c’est comme si on ajoutait de grandes boucles d'oreilles à la Vénus de Milo. (…) Je suis persuadé que les rubans déforment ou modifient l'œuvre du plaignant et que la crainte du plaignant que cela porte atteinte à son honneur ou à sa réputation est raisonnable compte tenu des circonstances. [Traduction libre]

Référence du jugement: Snow v. The Eaton Center Ltd. et al., [1982] O.J. No. 3645

Ce jugement est un des rares à avoir abordé la question du droit à l’intégrité des œuvres et à avoir connu un dénouement favorable pour l’artiste.

Atteinte à l'honneur ... à géométrie variable

Comme le rappelèrent des jugements dans les années qui suivirent l’affaire Snow, le critère de l’atteinte à l’honneur ou à la réputation peut-être particulièrement difficile à satisfaire. Si la Loi prévoit qu’il existe une présomption qu’une modification d’une peinture, d’une sculpture ou d’une gravure est préjudiciable à l’artiste, ce n’est pas le cas dans d’autres domaines comme la littérature.

Hormis dans les arts visuels, non seulement l’artiste doit personnellement (subjectivement) considérer que l’intégrité de son œuvre a été atteinte, mais il doit également apporter la preuve que son honneur ou sa réputation a objectivement souffert de la modification en se fondant, par exemple, sur l’opinion du public ou d’experts.

Ce critère d’objectivité a ainsi été mobilisé par le tribunal dans l’affaire Prise de parole, dans laquelle l’auteur demandait réparation pour la publication d’une version tronquée de son œuvre qui ne rendait pas compte de l’intrigue dans sa totalité.

Tout en reconnaissant la frustration ressentie par l’auteur, le tribunal a souligné que celui-ci n’avait pas été ridiculisé ni fait l’objet de railleries, et que l’auteur n’avait personnellement entendu aucune plainte après la publication des textes.

Dans ces conditions, le tribunal a conclu que l’auteur n’avait pas apporté la preuve d’une atteinte objective à son honneur ou à sa réputation. Ce double critère d’atteinte subjective et objective a depuis été repris dans plusieurs décisions qui se sont toutes conclues par une absence d’atteinte objective.

Édition et cession des droits d'auteur

La Loi semble reconnaître au propriétaire d’une œuvre le droit d’y apporter des modifications, dans la mesure où celles-ci ne violent pas le droit moral de l’auteur à l’intégrité de son œuvre.

C’est pourquoi un éditeur serait en droit d’apporter des modifications aux œuvres sur lesquels des droits lui ont été cédés, pour autant que ces modifications ne portent pas préjudice à l’honneur ou à la réputation de l’auteur.

Toutefois, ce droit de l’éditeur de faire des modifications peut être encadré, limité ou même exclu par le contrat entre l’auteur et l’éditeur. Dans ces conditions ce sont les dispositions contractuelles qui apparaissent comme la meilleure protection contre les modifications d’œuvres en prévoyant, par exemple, une obligation de soumettre à l’auteur les modifications envisagées pour approbation.
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Camille Labadie est titulaire d’un doctorat en droit de l’UQAM où elle est chargée de cours.
Ses recherches portent sur la propriété intellectuelle, ainsi que sur les relations entre le droit et les patrimoines culturels.