Un texte de Camille Labadie, titulaire d’un doctorat en droit de l’UQAM
La fanfiction peut se définir comme une forme de création littéraire dans laquelle les amateurs d’un roman, ou autres médias, en reprennent des éléments comme point de départ pour créer de nouvelles histoires. Les motivations qui sous-tendent ces productions sont nombreuses, notamment la volonté de prolonger l’œuvre originale, d’en explorer de nouveaux aspects, de développer davantage ses personnages ou leurs relations, ou encore de proposer des fins alternatives.
Mais cette activité qui, par définition, consiste à s’approprier et à réinventer des éléments d’une œuvre existante, en s’éloignant plus ou moins du matériel source, est-elle « légale » au regard du droit d’auteur ? La réponse n’est pas évidente et les tribunaux canadiens n’ont encore jamais eu l’occasion de se prononcer.
La protection délicate des œuvres littéraires
Rappelons que la loi confère en principe aux auteurs le droit exclusif de reproduire ou de transformer leur œuvre, et d’autoriser d’autres personnes à le faire. Elle leur confère également des droits moraux qui leur permettent de protéger l’intégrité de leur œuvre. Ces droits s’appliquent aussi bien aux œuvres entières qu’aux « parties importantes » de celles-ci.
Or cette protection est loin d’être absolue.
En premier lieu, le droit d’auteur ne protège pas les idées sous-jacentes des œuvres, mais uniquement la manière dont elles ont été exprimées. Ainsi, la trame narrative de Tristan et Iseult, Roméo et Juliette et West Side Story est similaire. Il ne s’agit cependant pas de reproductions puisque « l’idée » d’un amour impossible et tragique n’est pas protégée et que chacune de ces œuvres l’exprime de manière suffisamment différente. De même, seules les créations originales peuvent se prévaloir d’une protection. Ainsi il faut tenir compte du fait que certains éléments de l’œuvre source peuvent être ordinaires, conventionnels, ou inspirés d’un fonds commun aux auteurs du genre concerné et donc non susceptibles de protection. À cela s’ajoute le fait que l’utilisation d’une partie qui n’est « pas importante » peut toujours se faire sans demander l’autorisation de l’auteur. Or la loi ne contient pas de définition de ce qui constitue, ou non, une « partie importante » d’une œuvre. La jurisprudence canadienne enseigne que l’analyse doit se faire au cas par cas, et que cette notion doit s’apprécier de manière quantitative et qualitative.
Un exemple qui illustre bien l’ensemble de ces obstacles est celui de la protection des personnages fictifs lorsque ceux-ci n’existent que sous forme d’une description littéraire[1]. La Cour fédérale, la Cour suprême de l’Ontario et la Cour supérieure du Québec ont indiqué que ces personnages sont susceptibles d’être protégés lorsqu’ils sont inclus dans une œuvre elle-même protégée. Mais encore faut-il qu’ils y occupent une place prépondérante, qu’ils soient suffisamment développés et originaux, et qu’ils soient aisément identifiables et reconnaissables, selon l’appréciation qu’en fera, au cas par cas, le tribunal. Il en va de même des situations dans lesquelles se trouvent ces personnages qui doivent être distinctives, et décrites de manière complète et approfondie.
Quant à la question des droits moraux au Canada – en particulier lorsque la fanfiction a une dimension érotique – une atteinte à l’intégrité de l’œuvre originale exige d’apporter la preuve que l’honneur ou la réputation de l’auteur ont objectivement souffert de cette modification.
Il faut finalement ajouter à ces difficultés le fait que la Cour suprême canadienne a souligné la nécessité d’un équilibre entre les droits des créateurs et ceux du public. Dans cette optique, la Loi sur le droit d’auteur prévoit certaines situations dans lesquelles il est permis d’utiliser partiellement une œuvre sans qu’une autorisation soit nécessaire. C’est notamment le cas des reproductions aux fins de parodie ou de satire[2]. Là encore, pour évaluer si l’utilisation est « équitable » au sens de la loi, les tribunaux examinent les situations au cas par cas en s’appuyant sur un ensemble de facteurs parmi lesquels la nature de l’utilisation, la qualité et la quantité des parties reproduites, ainsi que la gravité de l’atteinte que l’utilisation a portée aux activités économiques de l’auteur.
En somme, l’application des règles du droit d’auteur aux fanfictions fait nécessairement l’objet d’une analyse propre à chaque œuvre, la loi et la jurisprudence canadiennes ne fournissant aucune règle générale permettant de déterminer à l’avance la légalité de ces productions.
Qu’en pensent les auteurs ?
Popularisées par le biais de journaux et de forums internet spécialisés, les fanfictions sont désormais très répandues et ont parfois donné lieu à des œuvres aussi célèbres que celles dont elles étaient inspirées. On pensera par exemple à la trilogie Fifty Shade of Grey qui se voulait à l’origine une fanfiction érotique de la série Twilight. Si certains auteurs désapprouvent ou se montrent parfois hostiles envers ces créations dans lesquelles ils voient une atteinte à leur création, un risque de perte de contrôle ou encore une limitation à la possibilité de développer leur propre œuvre, la vaste majorité s’accommode généralement bien de ces créations.
D’un point de vue pratique tout d’abord, il est en effet peu réaliste de poursuivre en justice tous les fan-auteurs tant ceux-ci sont nombreux. Par ailleurs, au-delà des mises en demeure requérant des sites internet qu’ils retirent les contenus, les poursuites seraient vraisemblablement peu fructueuses compte tenu des obstacles dans l’identification des auteurs, des éléments protégés, et du fait que les fanfictions n’ont généralement que peu, voire pas du tout, de conséquences sur la commercialisation et l’exploitation des œuvres sources, ni sur la réputation des auteurs. Inexistantes à ce jour au Canada, les poursuites judiciaires à l’étranger sont donc rares et portent généralement sur des cas de commercialisation d’œuvres dérivées ou véritablement plagiées, ou aux cas de fanfictions obscènes ou racistes[3].
D’un point de vue stratégique ensuite, l’hostilité envers les fanfictions tend à refroidir les communautés de fans, les plus dévoués et fidèles étant souvent ceux qui s’adonnent à l’écriture de fanfiction ! Si certains auteurs optent alors pour encourager ces œuvres, nombreux sont néanmoins ceux qui les abordent avec prudence et maintiennent une certaine distance par rapport à ces productions… pour éviter d’être à leur tour accusés d'avoir puisé leur inspiration dans celles-ci !
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Camille Labadie est titulaire d’un doctorat en droit de l’UQAM où elle est chargée de cours.
Ses recherches portent sur la propriété intellectuelle, ainsi que sur les relations entre le droit et les patrimoines culturels.
[1] La situation est différente pour les personnages illustrés. Lorsque l’œuvre d’origine est un dessin ou une représentation en 3D, elle se qualifie comme une « œuvre artistique » au sens de la Loi sur le droit d'auteur. Dans ces conditions, il suffit de comparer visuellement le modèle original avec la reproduction qui en a été faite. De même, il est possible que certains personnages célèbres soient enregistrés en tant que « marque de commerce » et bénéficient de protections supplémentaires en vertu de la Loi sur les marques de commerce.
[2] À noter que ces exceptions ne s’appliquent pas si le titulaire du droit d’auteur détient également une marque de commerce sur l’œuvre en question.
Voir MédiaQMI inc. c. Murray-Hall, 2019 QCCS 1922.
[3] Voir Aaron Schwabach « The Harry Potter Lexicon and the World of Fandom: Fan Fiction, Outsider Works, and Copyright », (2009) 70:3 University of Pittsburgh Law Review.