Droit d’auteur et droit à l’image : une tragédie derrière un casse-tête


Droit d’auteur et droit à l’image : une tragédie derrière un casse-tête

Suivez bien : un artiste encadre votre publication Instagram et la présente sans autorisation dans une galerie d’art. Vous voyez l’infraction aux droits d’auteur ? Poursuivons : cette publication Instagram contient une photo de vous prise par un magazine, un égoportrait et les commentaires de vos abonnés. Avez-vous fait le compte des potentiels différents titulaires de droits ? Bien ! Maintenant, que faites-vous ?

Cette situation invraisemblable, la mannequin Emily Ratajkowski y est confrontée. Sa solution : se prendre en photo devant l’œuvre illégale et y apposer un non fungible token (NFT) pour réclamer le droit d’auteur. Cette mise en abyme multiplie les pièces de ce casse-tête rocambolesque de droit d’auteur et de droit à l’image.

Avez-vous suivi ? Recommençons du début :

  1. La mannequin découvre qu’un artiste du nom de Richard Prince vend une réplique grand format d’une publication Instagram de la mannequin. Cette œuvre publiée dans une galerie d’art de New York contient la photo de profil de Mme Ratajkowski, la photo principale de la publication qui est aussi une photo d’elle-même ainsi que les commentaires de ses abonnés.
  2. La mannequin tente d’acheter l’œuvre, mais elle est déjà vendue. Elle apprend qu’une 2e œuvre de même nature du même artiste est en vente pour 81 000 $ US. Cette fois-ci, la publication Instagram contient une photo d’elle publiée dans le Sport Illustrated, en plus de la photo de profil et des commentaires.
  3. Emily Ratajkowski pose devant l’œuvre. Cette nouvelle photo intitulée Buying Myself back : A Model for Redistribution sera vendue sous un NFT.

Pourquoi se prendre en photo et y apposer un NFT ? Pour Ratajkowski, c’est avant tout une déclaration de principe. Un message à toutes et à tous que son image lui appartient.

Est-ce que Richard Prince respecte le droit d’auteur ?

D’abord, Richard Prince a-t-il enfreint le droit d’auteur en encadrant une publication Instagram ? Est-ce seulement une œuvre originale pouvant être protégée par le droit d’auteur ? Des questions se posent.

L’œuvre de Richard Prince consiste à une capture d’écran contenant une photo prise par un photographe, une seconde prise par Emily Ratajkowski ainsi que des commentaires d’internautes. Parmi ces commentaires, celui de Richard Prince qui se veut artistique.

L’ajout de son commentaire suffit-il pour transformer une publication Instagram en une nouvelle œuvre originale ? Selon Prince, oui. À ses yeux, il s’agit d’une œuvre transformative permise par l’exception du fair use prévue dans la loi américaine sur le droit d’auteur.

Plusieurs autres artistes ont été le sujet de cette démarche. Cinq artistes ont déposé une plainte pour infraction aux droits d’auteur, rapporte le New York Times. Richard Prince a eu gain de cause pour une plainte. Un gain qui pourrait influencer le sort des quatre autres.

Est-ce que Emily Ratajkowski détient un droit d’auteur ?

Pour se réapproprier son image, la mannequin a choisi d’acheter l’exemplaire original de l’œuvre. Toutefois, détenir physiquement une œuvre ne vous rend pas titulaire des droits d’auteur ! S’il est admis que l’œuvre de Richard Prince est originale et donc protégée par le droit d’auteur, l’utilisation qui en est faite par Emily Ratajkowski pourrait être considérée comme une infraction aux droits d’auteur. Elle devait d’abord obtenir l’autorisation.

Même si elle est le sujet principal de l’œuvre !

Est-ce que l’usage d’un NFT peut vraiment lui redonner un droit d’auteur ?

Un NFT est un certificat d’authenticité inscrit dans un système informatique de type blockchain. L’objectif du NFT, en théorie, est d’assurer que chaque partage du document soit enregistré afin d’assurer une rémunération au titulaire de droits.

Le certificat n’est pas rendu par un tribunal ayant jugé qu’Emily Ratajkowski respecte le droit d’auteur et qu’elle est bien l’unique titulaire des droits. Il est apposé par la mannequin elle-même. Les questions de droits d’auteur demeurent.

Cette utilisation met d’ailleurs en lumière un défaut majeur de la technologie blockchain : l’absence d’un tiers de confiance confirmant que l’usage de la technologie respecte les lois en vigueur.

Droit d’auteur vs. droit à l’image

Derrière cette superposition de potentielles infractions aux droits d’auteur se cache d’abord et avant tout un débat de fond sur le droit à l’image et les pratiques du milieu du mannequinat.

Le droit à l’image peut accorder à une personne, à certaines conditions, un droit de regard sur l’exploitation d’une photo dont elle est le sujet. Si le photographe détient un droit d’auteur exclusif sur ses photographies, il est balisé par le droit à l’image.

Les législations en la matière varient selon les pays. Aux États-Unis, pour une personnalité publique, ce droit peut être difficile à appliquer. Ainsi le droit d’auteur du photographe peut avoir une prépondérance sur le droit à l’image de la personne prise en photo.

Ratajkowski : militante du droit à l’image

La mannequin de 29 ans admet que sa photo et l’usage d’un NFT relèvent plutôt du symbole et du coup d’éclat que d’une réelle réappropriation de ses droits. Le titre de l’œuvre Buying Myself back : A Model for Redistribution (Se racheter soi-même : un modèle de redistribution) témoigne de sa volonté de lancer un message.

Emily Ratajkowski a dénoncé à plusieurs reprises des pratiques malsaines du milieu du mannequinat. Les contrats entre photographes et mannequins, lorsqu’il y en a, accordent peu de droits sur l’exploitation qui en sera faite des photos. Les mannequins reçoivent aussi peu de redevances.

La mannequin affirme avoir reçu seulement 150 $ US pour la séance photo du magazine Sport Illustrated et « quelques milliers de dollars » suite à la publication du magazine. L’œuvre de Richard Prince reprenant une photo de cette séance, elle l’a acheté 81 000 $ US, a-t-elle raconté au New York Times.

Au-delà des redevances, c’est aussi le droit de regard sur l’exploitation des images et du corps des femmes qui sont critiqués. Car des abus graves, Emily Ratajkowski en a vécu. L’absence de consentement ne se limite pas toujours aux partages de photos.

Dans un témoignage percutant publié dans la revue The Cut du New York Magazine, la jeune femme raconte comment une séance photo a tourné au cauchemar. Séance où des dizaines de photos compromettantes qui ne devaient pas être diffusées ont été diffusées par le réputé photographe Jonathan Leder. Séance qui se serait terminée par une agression sexuelle.

Lorsque non-respect du droit à l’image rime avec non-respect de l’intégrité physique des femmes, on peut comprendre le geste revendicateur de cette jeune mannequin.