Un texte de Bianca Lessard avocate en propriété intellectuelle
À moins d’avoir évité complètement l’Internet au cours des 2 dernières années, il est impossible de ne pas avoir entendu les termes « jeton non fongible » ou « NFT », son acronyme anglophone. Depuis la vente de l’œuvre Everydays: the First 5000 Days en mars 2021 pour 69 millions de dollars, nous avons pu observer de nombreuses ventes dans les 7 chiffres, capitalisant des parts d’un marché dépassant largement les milliards de dollars.
Autre exemple, l'image qui illustre ce billet — #FreeHawaiiPhoto de Cath Simard — dont l'artiste a libéré les droits après la vente de son NFT ; une action automatique et prévue d'avance dans un contrat intelligent.
Le présent article s’inscrit dans une série qui poursuit l’exploration des NFTs, cet objet issu de la blockchain (ou chaîne de bloc).
Quoique cette série ne vise pas à aborder la légitimité, la valeur ou l’avenir des NFTs, nous nous attardons ici à comprendre leur impact sur la propriété et la gestion des droits d’auteur, tout en examinant des solutions pour une meilleure gestion desdits droits.
La nature essentiellement immatérielle des NFTs vient brouiller les cartes lorsqu’il est question d’établir la propriété du droit d’auteur.
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Découpage
En premier lieu, revenons sur des concepts quelque peu théoriques afin de saisir la relation existante entre les NFTs et le droit d’auteur.
Cela nous permettra de tisser les liens entre cette relation névralgique ainsi que les enjeux qui se font ressentir sur le marché quant à la gestion de ces droits.
Enfin, nous nous attarderons à analyser les différentes solutions pouvant permettre une meilleure gestion des droits d’auteur dans ce genre de situations, telles que les licences standardisées Creative Commons et ses dérivées.
Un peu de théorie
Bien qu'il ait été créé pour protéger les artistes, le droit d'auteur est manifestement difficile à maîtriser pour ceux-ci, ainsi que pour le commun des mortels d’ailleurs. D’autant plus, la Loi sur le droit d'auteur a été écrite bien avant l’avènement des NFTs et du web, ce qui rend sa compréhension encore plus difficile dans ces environnements.
Un rappel s’impose : la protection offerte par le droit d’auteur au Canada est accordée automatiquement à toute œuvre, à condition qu’elle fasse partie des catégories d’œuvres reconnues par la Loi et qu’elle respecte certaines conditions, dont les critères d’originalité et de fixation matérielle.
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Lorsqu’accordé, le droit d’auteur donne à l’autrice, à l’auteur ou aux titulaires du droit d’auteur un droit exclusif de produire, reproduire, performer ou publier l’œuvre complète ou une partie de l’œuvre pour une durée de 70 ans après la mort de l’autrice ou de l’auteur.
La même protection s’applique-t-elle aux NFTs ?
À la grande surprise de certains (!) il faut clarifier qu’il est peu probable, voire impossible, que les NFTs puissent bénéficier de la protection accordée par le droit d’auteur.
À ce titre, les NFTs représentent uniquement une unité de données sur la chaîne de blocs, ce qui ne suffit pas pour constituer une œuvre au sens de la Loi. D’autant plus, le critère de l’originalité, abordé préalablement, serait difficilement établi : la création d’un NFT est une action purement mécanique effectuée par un ordinateur, ce qui irait potentiellement à l’encontre de la Loi.
Un jeton non fongible n’est pas l’équivalent de l’œuvre à laquelle il est attaché. Lorsqu’un NFT est attaché à une œuvre, celle-ci ne se retrouve pas sur le jeton ; elle y est plutôt liée à l’aide d’un hyperlien, tout simplement.
Le jeton non fongible représente seulement une sorte de garantie qui vient confirmer l’intégrité des informations relatives à ce même jeton sur la chaîne de blocs. N'importe qui peut vérifier ces informations, qui sont libres d’accès sur la chaîne de blocs, mais seuls les propriétaires du jeton peuvent le transférer ou le vendre.
Confusion
Ce qui vient brouiller les cartes, c’est que l’œuvre associée au NFT demeure disponible et accessible pour quiconque en ligne. Il devient difficile pour certains de comprendre quels sont les droits rattachés à cette œuvre.
Pourtant, les règles sont claires :
En l’absence d’indication contraire, le droit d’auteur sur une œuvre attachée à un NFT appartient à l’autrice ou à l’auteur de cette œuvre uniquement. Aucun transfert de droits de propriété intellectuelle n’a lieu avec le transfert de la propriété du jeton.
Et c’est justement ici que toute la confusion apparait :
Il ne faut pas confondre « droit de propriété » et « droit de propriété intellectuelle ». L’achat d’un jeton non fongible accorde seulement un droit de propriété sur le jeton, et le droit de revendre, céder ou transférer la propriété de ce jeton.
Parallèle avec le marché de l’art
Cette situation est très semblable au marché de l’art traditionnel, où l’achat d’une œuvre accorde seulement un droit de propriété sur l’œuvre en tant que telle, et non pas un droit de recopier, distribuer ou commercialiser l’œuvre.
De la même façon, l’achat d’un tableau vient seulement avec le droit de revendre, céder ou transférer la propriété dudit tableau.
Comment s’y retrouver ?
Malheureusement, la nature numérique et intangible de cet environnement vient grandement encourager les violations, qui se multiplient jour après jour.
Sans parler des violations involontaires qui ont lieu, car les termes et modalités de vente des NFTs sont souvent imprécises, voire inexistantes.
C’est ce que nous aborderons dans la deuxième partie de cette série, où nous explorerons la relation complexe entre NFTs et la violation de droits d’auteur, ainsi que les problèmes qui se font ressentir sur le marché des NFTs quant à la gestion desdits droits.
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Bianca Lessard est une avocate qui se spécialise dans le droit des contrats et le droit de la propriété intellectuelle. Elle s'intéresse surtout aux questions juridiques entourant le développement et la mise en œuvre de technologies émergentes telles que la chaîne de blocs et les jetons non fongibles.