
Le mois dernier, dans une lettre d’opinion publiée sur le site du Devoir, j’exprimais mes préoccupations à l’égard de deux décisions rendues aux États-Unis en matière de droit d’auteur et d’intelligence artificielle. Dans les deux cas — impliquant les entreprises Meta et Anthropic — les tribunaux ont conclu que l’utilisation d’œuvres protégées pour entraîner des systèmes d’IA pouvait être jugée légale en vertu de la doctrine du fair use. Or, même si l’exception d’utilisation équitable canadienne diffère sur plusieurs plans du fair use américain, ces décisions jettent une ombre sur l’issue d’un débat juridique semblable au Canada. L’incertitude est d’autant plus préoccupante que les pressions politiques s’intensifient : en juillet dernier, Donald Trump a déclaré qu’interdire aux entreprises d’utiliser des œuvres protégées par le droit d’auteur serait, selon lui, irréaliste et insensé — une telle interdiction exigerait, a-t-il affirmé, d’obtenir la permission de chaque auteur individuellement.
Autrement dit, aux États-Unis, tant le droit que la volonté politique semblent pencher en faveur des grandes entreprises technologiques. Mais la situation est-elle différente au Canada ? La question mérite d’être posée.
Au Canada, la position officielle demeure ambivalente. Dans son rapport sur les consultations publiques concernant le droit d’auteur et l’intelligence artificielle, Innovation, Sciences et Développement économique Canada (ISDE) évite de trancher. Le document juxtapose les intérêts des entreprises technologiques et ceux des créateurs, comme s’il s’agissait de droits équivalents qu’il s’agirait simplement de concilier. Mais il y a là un faux équilibre. On ne peut pas mettre sur le même plan un droit fondamental, enraciné dans la reconnaissance du travail intellectuel, et un intérêt économique fondé sur l’optimisation algorithmique. En adoptant cette posture de neutralité, le gouvernement donne l’impression de légitimer l’idée que la création humaine est une ressource librement exploitable — une matière première parmi d’autres dans la course à l’innovation. C’est cette vision qu’il faut remettre en question.
Le développement de l’IA ne repose pas seulement sur des jeux de données statiques. Pour demeurer compétitifs et pertinents, ces systèmes doivent continuellement être nourris de données récentes et diversifiées. Or, malgré les milliards de pages web déjà aspirées — parfois légalement, parfois non — les développeurs d’IA ont, pour ainsi dire, fait le tour du web. Pour franchir une nouvelle étape dans le raffinement de leurs modèles, ils ont besoin de contenu frais. Et ce contenu, dans une très large mesure, est produit par des auteurs : journalistes, écrivains, artistes, chercheurs. Il est protégé par le droit d’auteur.
En fermant les yeux sur les utilisations non autorisées d’œuvres protégées, le gouvernement canadien tolère — voire institutionnalise — une forme d’appropriation systémique de la création. À mesure que l’IA devient un pilier central de l’économie numérique, cette dépendance aux œuvres d’autrui ne fera que croître. Et plus cette dépendance s’enracine, plus il sera difficile, politiquement et juridiquement, de réaffirmer les droits des créateurs. En d’autres termes, plus nous tardons à agir, plus la capacité de corriger le tir s’amenuise.
Protéger les auteurs aujourd’hui, ce n’est pas freiner l’innovation. C’est éviter qu’elle ne se construise sur une spoliation permanente. C’est s’assurer que la créativité humaine ne devienne pas une simple matière première gratuite pour alimenter des machines dont les fruits enrichissent quelques grandes entreprises. Si le gouvernement veut véritablement soutenir l’innovation, il doit aussi garantir un avenir aux créateurs. Sinon, c’est l’idée même de droit d’auteur qui risque de se dissoudre dans les promesses creuses de l’intelligence artificielle.
Les développeurs d’intelligence artificielle se retrouvent aujourd’hui dans une impasse. Leur besoin insatiable de données fraîches — pour affiner leurs modèles et maintenir leur pertinence — repose directement sur la vitalité de la création humaine. Autrement dit, sans auteurs, pas de nouvelles œuvres ; sans nouvelles œuvres, pas de matière première pour nourrir les systèmes d’IA. En ce sens, les entreprises ont tout intérêt à préserver l’écosystème de la création. Si elles ne prennent pas part à sa protection — en respectant le droit d’auteur et en contribuant à une juste rémunération des créateurs — elles risquent, à terme, de tarir la source même de leur croissance. Ignorer cette interdépendance revient à scier la branche sur laquelle repose leur propre développement.
Alors, que faire ? À mon sens, il appartient au gouvernement de créer les conditions d’un dialogue structuré entre les entreprises technologiques et les associations d’auteurs. Il ne suffit plus de laisser les tribunaux trancher au cas par cas, ni de miser sur une réforme technique du droit d’auteur. Comme je l’ai déjà soutenu, notre loi actuelle n’est tout simplement pas conçue pour corriger l’asymétrie fondamentale créée par l’intelligence artificielle. Ce qu’il faut, c’est un véritable cadre de négociation, soutenu par l’État, qui reconnaisse explicitement l’interdépendance entre les créateurs et les développeurs.
D’un côté, les auteurs doivent pouvoir être rémunérés équitablement pour l’utilisation de leurs œuvres dans l’entraînement des systèmes d’IA. De l’autre, les entreprises doivent avoir un accès prévisible et légal à ces œuvres, afin de soutenir l’innovation. Cela ne peut passer que par un dialogue fondé sur la reconnaissance mutuelle : les entreprises doivent admettre qu’elles dépendent de la créativité humaine, et les auteurs, que l’intelligence artificielle est là pour rester. Il est temps d’organiser cette cohabitation sur des bases justes et durables, plutôt que de laisser l’iniquité se normaliser au nom du progrès.
Christian Clavette
Professeur adjoint à la faculté de droit de l'Université de Moncton.