Quand l’intelligence artificielle aura tout dévoré


Quand l’intelligence artificielle aura tout dévoré

 

Comme illustrateur, j’ai assisté depuis quarante ans à de profonds bouleversements dans ce milieu. Entre l’apparition des banques d’images, la quasi-extinction des journaux et magazines, ainsi que l’arrivée du web, certains métiers ont disparu. En illustration, on s’est adapté.

Mais l’arrivée de l’intelligence artificielle générative (IAG) n’a rien à voir avec ces précédentes révolutions. En fait, ici, ce n’est pas la technologie qui est mise en cause, mais le modèle financier qui repose sur la décision, très humaine, des administrateurs de ces entreprises de développer leur jouet à partir de matériel volé. Ainsi, depuis quelques années, nous assistons impuissants au plus grand vol de propriété intellectuelle de l’histoire. Le pillage à échelle industrielle du travail de millions d’artistes à travers le monde pour entrainer leur machine. Une entreprise qui n’a qu’un but: remplacer ces artistes par quelque chose de moins cher.

Parce que si cette technologie est offerte à prix dérisoire, c’est justement parce qu’on s’est approprié le minerai de base, violant ainsi les règles élémentaires du respect du droit d’auteur, clé de voute de toute l’industrie culturelle.

Dans le cas des artistes visuels, ce sont des portfolios entiers qui ont été digérés par cette machine à imiter. Or, un portfolio, c’est bien plus qu’une simple pile d’images. C’est le condensé de l’expertise d’un artiste. Voler un portfolio, c’est cloner à son insu l’ADN d’un créateur, le dépouiller du brevet de son œuvre, lui voler son style, sa signature graphique, voire son identité d’artiste. Aujourd’hui, derrière une forme d’aveuglement volontaire, ce piratage permet à des agences publicitaires, des designers, des directeurs artistiques, des institutions culturelles, des éditeurs dont des Québécois qui ont pignon sur salon du livre, de générer des images à partir des portfolios usurpés à ceux qu’ils engageaient autrefois pour effectuer le travail.

Pour comble d’insulte, non seulement les illustrateurs sont-ils dépouillés de leur œuvre, mais ils devront dorénavant travailler à des tarifs dérisoires imposés par ces nouveaux artistes autoproclamés ou « prompteurs » dont le travail repose sur le vol… du portfolio de leurs compétiteurs.

Déjà, l’inquiétude est palpable dans les rangs des illustratrices et illustrateurs. Plusieurs nouveaux venus, tout juste sortis des écoles, commencent à penser à se réorienter. Or, devant de si pessimistes perspectives pour la relève, une question se pose. De quoi se nourrira la bête quand les artistes professionnels iront gagner leur vie ailleurs, quand il ne restera plus que des peintres du dimanche condamnés à devoir passer le chapeau?

L’IAG est un ogre particulièrement vorace qui doit ingurgiter une quantité astronomique de données pour régurgiter un simple pouce carré d’image. Si ces dernières années, elle a écumé les océans vierges du net, déjà, à l’heure où j’écris ces lignes, elle s’alimente à même des mers contaminées… par elle-même. Une technologie consanguine qui se nourrit de sa propre progéniture.

Quand l'IAG, dont le procédé repose sur le probabilisme, sera rendue à générer des images à partir des dénominateurs communs aux milliards d'images qu’elle aura elle-même pondus, quand tout le travail des illustrateurs sur les nuances des particularités régionales, sur la diversité corporelle et sexuelle aura disparu, oblitérées par des algorithmes au profit de représentations génériques consensuels, que restera-t-il de notre patrimoine visuel? Quand l’art sera réduit à des lieux communs, aux mêmes sempiternels stéréotypes servis à la louche depuis la grande marmite ou tout finira par goûter la même chose, que restera-t-il de cette façon inimitable que nous avions de définir notre identité, notre unicité, de nous représenter à nos propres yeux et aux yeux des autres?

Parce qu’il y a une chose que l’IA ne fera pas, c’est de se remettre en question, de se réinventer. Et sans nouveaux talents pour brasser la cage, sans l’audace des têtes fortes, sans nouvelles écoles, sans nouveaux courants, sans nouvelles visions… nous serons condamnés à vivre à l’ère du vintage comme au jour de la marmotte, dans le plus triste chapitre de l’histoire de l’Art.

Allons-nous collectivement accepter que ces géants de la tech siphonnent notre patrimoine en toute impunité pour nous le resservir, en grande tartinade jaunâtre sur les couvertures de nos propres livres, sur les affiches de nos propres évènements artistiques, pour faire la promotion de nos propres institutions culturelles? Allons-nous accepter que nos deniers publics servent à soutenir des musées, des salons, des festivals, des éditeurs, des producteurs qui n’ont pas de scrupules à remplacer les œuvres de créateurs d’ici par des contrefaçons générées à partir des portfolios volés aux artistes qu’ils sont censés promouvoir?

Si la viabilité de notre industrie culturelle repose sur le principe cardinal du respect du droit d’auteur, doit-on continuer de soutenir des organismes qui n’hésitent pas à recourir à des technologies reposant sur le viol même de ce principe?

 

Jean-Paul Eid, Illustrateur, auteur et bédéiste
www.bd-eid.com


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