Consultés pour la rédaction de cet article, deux spécialistes sur les questions de droit d’auteur : Ysolde Gendreau, Professeure titulaire à la Faculté de droit de l'Université de Montréal, et François Le Moine, juriste en droit de l'art et du patrimoine.
Andy Warhol aurait dû reconnaître les droits d’auteur de la photographe Lynn Goldsmith. Warhol s’est servi d’un portrait de Prince, capté par Mme Goldsmith, pour composer 15 œuvres — 13 sérigraphies et deux dessins au crayon — sans lui demander de licence, ni la nommer, ni lui payer de droits d’auteur.
Catherine Lalonde dans Le Devoir
Avec cette décision, la Cour suprême des États-Unis nous ramène à une réalité de base du droit d'auteur : les artistes ont des droits et l’utilisation d’une œuvre exige au minimum qu’on demande l’autorisation à sa créatrice ou son créateur.
Ce n'est pas parce que c'est une pratique établie (de pas être payé dans telle ou telle situation) que c'est légal ou acceptable.
Cette décision émanant des États-Unis aura des échos importants auprès de bon nombre de juridictions.
L’affaire de la série Prince
Revenons brièvement sur la cause en tant que telle : une collaboration entre l’artiste du pop art Andy Warhol et la photographe Lynn Goldsmith.
Au départ, il y a cette photo prise par Goldsmith du musicien Prince. La revue Vanity Fair a proposé à Warhol d'utiliser l'œuvre de Goldsmith comme référence pour créer une illustration sérigraphiée. Cette utilisation est autorisée par Goldsmith, une seule fois et avec son crédit. La photographe reçoit un cachet de 400 $ pour cette utilisation. Jusque-là tout va bien.
Warhol a ensuite utilisé cette image pour sa série Prince sans demander ni même avertir Goldsmith, qui sera informée seulement en voyant l'œuvre de Warhol en couverture d'un numéro hommage au musicien en 2016. Cette nouvelle utilisation, autorisée par la Fondation Andy Warhol, ne comportait même pas une mention de la photographe. Et ladite fondation a empoché 10 000 $ dans cette transaction.
Question de célébrité
Warhol a pris un risque en continuant de faire cette série d'images sans demander l’autorisation.
Il y a cette présomption qu’il n’y aura pas de conséquences nuisibles pour lui, cette idée que son statut de vedette, que sa notoriété le protège.
Dans cette affaire, la cour fut sensible à la question de la célébrité. Personne ne devrait se considérer au-dessus de la loi.
Autrement dit, on devrait s'attendre à un comportement honnête — ou tout du moins un respect de la loi — de n'importe qui. On pourrait présumer que la photographe sera honorée par l'utilisation de Warhol de son image… C’est tout de même la sienne !
Pour les créatrices et créateurs subséquents (qui reprennent des contenus de tiers) qui peuvent s'horrifier qu’on brime leur droit de créer en utilisant toutes sortes de contenus : le jugement n’interdit pas de le faire.
Et on pourrait se questionner si une partie des revenus devrait aller à l'auteur de l’œuvre originale dont les œuvres sont dérivées.
Question de contexte
À noter que ce jugement ne va pas aussi loin : ce n’est pas toute la série Prince de Warhol qui est déclarée en contrefaçon, mais cette utilisation précise d’une reproduction dans un magazine de mode qui entre en concurrence directe avec les canaux de diffusion employés par Goldsmith.
En droit d’auteur, le contexte de l’utilisation est très important, car une reproduction d’une œuvre non autorisée est généralement illégale, sauf si on se trouve dans un des nombreux cas d’exception (dont l’utilisation équitable, mais il y en a beaucoup, notamment pour la parodie ou pour la diffusion de nouvelles). Devant la Cour suprême, il n’y avait pas débat qu’il y avait eu une reproduction, mais la question était de savoir si la reproduction de Warhol pouvait être sauvée par une exception.
Pourquoi ça nous concerne ?
Au Canada, le problème se poserait autrement d'un point de vue technique, étant donné qu’il serait plus difficile d’invoquer l’utilisation équitable en droit canadien pour un artiste qui reprend le travail d’un autre comme Warhol l'a fait.
Cependant, nos créatrices et créateurs, s'ils veulent exporter leur travail, vont se heurter à des contrats de droit étranger.
En droit de propriété intellectuelle, ça demeure pertinent de regarder ailleurs. Le Canada est perméable à ce qui se passe en Europe et aux USA.
Et même si on habite au Québec, nos interactions sur le web peuvent être régies par le droit américain, que ce soit à travers des licences pour l’utilisation d’œuvres provenant de banques d'images ou sur les réseaux sociaux.
Les licences sont le plus souvent régies par des contrats standardisés qui vont s’appuyer sur le droit américain d'un état en particulier. Ça peut avoir un impact direct sur nos activités commerciales ou personnelles.
Victoire pour les créatrices et créateurs
Cette nouvelle arrive au moment où les outils nommés « intelligences artificielles » (IA) qui, pour s’entraîner à produire du contenu, s’approprient le travail original de millions de créatrices et créateurs, sans leur demander de permission, sans les créditer ni les rémunérer.
Cette nouvelle fait du bien dans un contexte économique qui n’est souvent pas favorable aux droits des artistes. On voudrait faire tout et n’importe quoi avec les œuvres des autres et sans se compliquer la vie.
Depuis des décennies, on entend le discours de la dissidence qui remet en question les principes de la Loi sur le droit d’auteur : « les gens ne pourront plus créer, on ne pourra plus rien faire, etc. ».
Liberté et consentement
Comment faire mieux ? Demander la permission d'utiliser le contenu, c'est la base. D’abord ne pas présumer que l'artiste original ne voudra pas collaborer, c'est gagnant. Les artistes ont leur mot à dire sur l'utilisation de leur œuvre.
Sinon, que les créateurs subséquents reprennent sans rien demander auparavant, c'est un raccourci. La valeur ici c'est la commodité d'utiliser une œuvre choisie.
Le prix pour Warhol (ou sa fondation), c'est une négociation sur le travail artistique de la photographe. Le raccourci que ça représente pour lui d'avoir accès à cette image-là.
Le jugement ne nie pas le talent artistique de Warhol dans ses choix — et pour faire ce qu'il a fait, c'est de prendre le travail d'une autre — le droit d'auteur est autant légitime pour elle que pour lui.
Le problème du médium photographique
Selon où on se trouve dans le monde, la photographie ne reçoit pas toujours la même considération pour l'égalité de droit par rapport aux autres formes d’art.
Certains banalisent ce médium qu’ils jugent mécanique et l'opposent aux beaux-arts.
Cette décision pourrait aider à valoriser le travail des photographes artistiques.
De l'inspiration à la contrefaçon
Tout système de droit d'auteur va avoir une certaine influence sur le travail des artistes. C’est quelque chose qui évolue dans le temps. Au 17e siècle, Johann Sebastian Bach s'appropriait des concertos de Vivaldi sans autorisation.
Aujourd’hui, le droit d'auteur ne cherche pas à entraver le travail créatif « normal ». C'est naturel pour les artistes de s'inspirer, de citer et parfois même de s'approprier des éléments d'œuvres existantes.
Ces pratiques ne sont pas équivalentes à du plagiat pour autant, surtout si elles s’inscrivent dans un processus créatif original à d’autres égards.
Ce que le droit d’auteur veut empêcher, c'est qu'un deuxième artiste s'approprie trop facilement le travail d’un premier sans que ce dernier puisse toucher la moindre reconnaissance ni rémunération pour le travail effectué.
Dérivé vs transformé
La loi américaine prévoie 2 volets au droit d’auteur : d’abord le droit sur l'œuvre originale et ensuite sur les œuvres dérivées. Il est attendu de demander un cachet pour les adaptations d'une œuvre, traductions, bd, scripts au cinéma, etc.
C'est ce qui s'est passé dans cette affaire : l’œuvre de Warhol est une œuvre dérivée de celle de Goldsmith.
L'œuvre de Warhol en cause aurait pu être vu autrement, en tant qu'œuvre dite « transformative ».
Aux États-Unis, à partir du moment où il y a tellement d’éléments originaux ajoutés à une création dérivée, on considère qu'il s'agit d'une nouvelle œuvre indépendante et on ne doit alors rien à la créatrice ou au créateur de l’œuvre dont on s’inspire.
Le hic, c’est que si on étire trop loin cette notion de « transformativité », ça peut devenir abusif, et il ne reste plus rien pour les artistes originaux.
Un droit économique
L'objectif du droit d’auteur est de promouvoir l’avancement des arts, en donnant des incitatifs pour la création, ce qui inclut les compensations monétaires et la reconnaissance des artistes. L’idée c’est que les artistes cultivent l’envie de créer de nouvelles œuvres.
Goldsmith vendait ses photographies notamment pour bonne partie aux magazines qui mettaient ses photos en une, sous licence, des musiciens surtout.
Il s’agit de comprendre la notion de compétition économique, qui se joue sur les mêmes canaux de diffusion en plus.
Est-ce que toute la série Prince de Warhol est une contrefaçon de Goldsmith ?
D'un point de vue économique, c'est sa part de marché à elle qui est mise en danger. La fondation encaisse 10 000 $ sans donner un sou à Goldsmith, alors qu'on se trouve clairement sur le terrain économique de la photographe.
Morale de l’histoire
Nous sommes peut-être trop habitués à faire des copies de contenus trouvés sur le web et encore plus maintenant avec la vague d’œuvres issues de l’IA.
Ça devrait être normal et attendu de demander l'autorisation pour utiliser l’œuvre d'une autre personne et de lui verser une redevance. Cette pratique n'empêche pas les créatrices et créateurs subséquents de créer.
Il arrive trop souvent que les contrats incluent des clauses défavorables aux droits des artistes.
Les artistes devraient connaitre, revendiquer et faire valoir leurs droits. En gros, ils ne devraient pas accepter n'importe quoi !